Les minarets, symboles muets de l’Islam et leur résonance dans l’espace public européen
Nilüfer Göle 28 December 2009

Nilüfer Göle est Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris et auteur de "Interpénétrations: l’Islam et l’Europe", Galaade éditions, 2005.

A chaque fois que je traverse le pont de Galata, je ne me lasse pas de contempler avec émerveillement le panorama d’Istanbul dans lequel émergent comme des dessins les silhouettes de ses minarets longilignes. A la différence de la Tour Eiffel, les minarets, multiples et discrets, ne sont pas érigés en symbole de la ville à Istanbul. Pourtant Istanbul, sans ses minarets élancés qui symbolisent l’élévation spirituelle de l’homme vers Dieu, perdrait une partie de son âme. Les minarets aux yeux des habitants, pieux et séculiers, musulmans et non musulmans, font partie du paysage familier, du patrimoine commun. Certes beaucoup regrettent que les nouvelles mosquées construites dans la Turquie contemporaine soient loin d’égaler celles du grand architecte Mimar Sinan au temps des jours glorieux de l’Empire Ottoman. Les mosquées contemporaines, pour la plupart, manquent d’innovation architecturale, de finesse et de proportions entre le dôme et leurs minarets. De même en ce qui concerne les appels à la prière, depuis l’adoption des cassettes et des haut-parleurs, ils sont devenus une source perpétuelle du débat public à propos de la nuisance de l’environnement sonore. Mais les débats publics ne se limitent pas à ces sujets.

Les projets pour la re-ouverture de Saint-Sophie en un lieu de prière pour les musulmans et la construction d’une nouvelle mosquée place Taksim au cœur d’Istanbul, suscitent depuis deux décennies une polémique vive et passionnelle. Une polémique qui divise les citoyens entre ceux qui s’érigent contre les signes d’islamisation et ceux qui cherchent à en marquer l’ascension sociale par une empreinte religieuse dans l’espace public. Les clivages entre ceux qui se déclarent défenseurs de la laïcité et les religieux qui se réclament de la liberté de conscience traversent la vie politique actuelle de la Turquie. La confrontation s’est exacerbée quand les minarets ont été comparés à des baïonnettes et les mosquées à des casernes dans un poème récité en public par Recep Tayyip Erdogan à l’occasion de sa victoire électorale en 1997. L’actuel premier ministre de la Turquie avait été condamné et emprisonné pour «incitation à la haine religieuse » pour avoir récité ces vers attribués à un des poètes nationalistes s’exprimant dans le contexte de la guerre d’indépendance nationale.

On peut ainsi s’étonner que dans un pays à majorité musulmane comme la Turquie, les symboles historiques et culturels de l’Islam cessent de faire partie du champ du patrimoine familier, paisible et immuable, pour entrer dans une nouvelle visibilité du champ public et réveiller les clivages religieux et politiques. On peut se demander quand et comment un symbole, ou un objet, qui nous est familier et imperceptible devient un jour « visible », voire ostentatoire et dérangeant aux yeux d’un public ? Le référendum suisse qui a décidé, par un vote populaire et majoritaire, l’interdiction de construire des minarets nous révèle cette visibilité dérangeante de l’Islam aux yeux du public européen. Mais en même temps cette querelle confirme la transformation des termes du débat sur l’Islam en Europe.

En premier lieu, la visibilité publique des signes religieux et culturels de l’Islam exprime la présence des acteurs musulmans dans les pays Européens. Les minarets, comme par ailleurs les voiles, l’autre symbole muet, révèlent l’acteur musulman, aussi bien pieux que féminin dans la vie publique. Cette visibilité certifie la présence des musulmans dans les sociétés européennes, leur désir d’y rester, leur revendication de la liberté de conscience, de pratiquer leur culte, et aussi la liberté de se vêtir selon leur interprétation personnelle de la religion. L’Islam, d’une manière paradoxale, devient une ressource politique et culturelle pour la singularisation des immigrés, de leur quête de reconnaissance, et ils manifestent ainsi à leur tour leur citoyenneté particulière dans l’espace public européen. Cette visibilité marque la fin d’une étape dans le phénomène migratoire, l’intégration, les expériences vécues et les modes d’appropriation de l’espace public en Europe. Ce qui se cache derrière les controverses autour de l’Islam c’est la difficulté de reconnaître ce passage de l’étranger au citoyen.

Les débats sur les minarets et leur interdiction ont ainsi été le témoin de la difficulté de la société suisse de reconnaître la présence en voie d’enracinement des musulmans et de leur faire une place dans la vie publique. Un sentiment que l’Islam envahit leur territoire, la peur de perdre son « chez soi » a alimenté ces débats. Dans les discours, les musulmans ont été priés d’installer leurs minarets « chez eux » ; dans les affiches ils ont été comparés à des « moutons-noirs » dangereux, donc considérés comme des « étrangers » et expulsés symboliquement. Toute la sémantique du débat laisse penser que la reconnaissance de l’Islam et des musulmans comme un phénomène endogène à la société suisse a été refusée.

Le leitmotiv du débat, se protéger chez soi de cette religion conquérante, cachait en outre la réticence à renoncer au monopole de la propriété des citoyens suisses sur leur espace public. Le caractère non démocratique de ce vote réside dans sa signification de vouloir contenir et figer l’espace public dans son adéquation stricte avec la nation sans l’ouvrir au pluralisme des citoyens. D’un autre côté, les musulmans avec leurs attachements multiples – langues, ethnies, religions, oumma – perturbent la définition nationale de la citoyenneté et éveillent la suspicion sur leur loyauté. La définition d’un espace public qui s’identifie à une communauté nationale pré-établie ne peut créer que des tensions et des exclusions dans un monde traversé par les dynamiques migratoires et transnationales, qu’elles soient religieuses, économiques ou culturelles.
En deuxième lieu, ce passage à l’Ouest de l’Islam place les musulmans face à une série de questionnements inédits qui donnent son trait particulier à l’Islam en Europe.

L’Islam devenu européen, exacerbe le paradoxe de la visibilité et de l’invisibilité. Ici, à la différence des pays musulmans, les minarets sont muets, les mosquées sont discrètes. Les démocraties européennes dans un souci sécuritaire et de transparence ont sollicité la visibilité des lieux de culte, en les invitant à sortir des caves et des garages pour apparaitre au grand jour. Néanmoins, rendre à une mosquée sa visibilité ne va pas de soi ; quelles formes, quels espaces, quel concept lui attribuer ? Est-ce qu’une mosquée a toujours un dôme et un minaret ? Peut-on avoir une mosquée qui ne serait pas identifiable ? Peut-on séparer, comme les Suisses le souhaitent, les minarets des mosquées ? Peut-on remplacer le mot « mosquée » un mot qui fait peur a certains, par « lieu de prière » ? En Europe, minarets et mosquées affrontent des problèmes «existentiels » ; les minarets sont toujours muets sans l’appel des muezzins à la prière, les mosquées commencent à acquérir de nouvelles formes architecturales respectueuses du paysage et du patrimoine environnant. Comment la mosquée peut rassembler des communautés ethniques différentes ?

Est-ce que par exemple les Turcs d’Angleterre fréquentent les mosquées des Pakistanais à Birmingham ? Est-ce que les mosquées turques de Berlin sont aussi fréquentées par les Maghrébins et d’autres minorités musulmanes ? Comment faire en sorte que les mosquées soient reconnues comme un espace public et religieux des musulmans européens ? Sur quel critère doit-on décider de la langue du prêche ? Comment repenser l’espace de la mosquée pour les femmes, les jeunes et les activités diverses ? Toutes questions qui prennent de l’importance à la lumière du vécu et de l’expérience quotidienne des musulmans en Europe. La mosquée est une interface entre l’environnement urbain, les citoyens musulmans et le pluralisme religieux. Accepter sa visibilité entraîne une série de négociations et de règlementations, d’ordre esthétique, cultuel, financier, architectural et spatial, pour en faire un objet du patrimoine commun en devenir. Or ce référendum suisse a imposé le non négociable. C’est dans ce sens là aussi que ce vote signifie une attitude non démocratique car il met un coup d’arrêt au processus d’évolution, d’échange et de métissage culturel.

Résonance des minarets : l’islam rend l’Europe publique

Le referendum, loin de rester circonscrit au contexte suisse, a eu une résonance dans d’autres contextes nationaux et a entamé une dynamique transnationale, européenne, du débat. Certains ont déploré l’erreur suisse qu’il ne faut pas répéter, d’autres ont applaudi le courage d’avoir dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Les sondages qui ont été faits en France ont révélé une opinion favorable à la limitation des constructions de mosquées. Le parti populiste britannique (BNP) a repris l’affiche «anti-minarets » utilisée par le parti populiste suisse (UDC). Cette affiche montrait le drapeau national (suisse, anglais) transpercé par les minarets représentés sous forme de fusils. Y figurait également une femme en voile intégral. Dans la version anglaise, les vers récités par Tayyip Erdogan (voir plus haut) y étaient ajoutés.

Dans les débats publics en Europe, ces mêmes vers faisant allusion aux «baïonnettes » des minarets sont repris sans arrêt hors de leur contexte. On voit comment le débat sur les minarets en particulier et la visibilité de l’Islam en général génère des dynamiques transnationales, des assemblages d’éléments disparates. On s’aperçoit que même l’Angleterre insulaire et la Suisse isolée de l’Europe entrent dans le champ public européen. La peur de l’Islam est instrumentalisée par les différents partis populistes et «la politique d’anti-islamisation » trouve une résonance au sein de la majorité silencieuse. Les figures politiques marginales, comme Oscar Freysinger en Suisse, comme Gert Wilders au Pays-Bas, comme Philippe de Villiers en France, ont contribué à changer les agendas politiques nationaux et ont gagné de la popularité dans leur combat contre la présence islamique en Europe.

C’est autour des thèmes de la visibilité islamique que se mobilisent les passions collectives et les débats publics. Le foulard à l’école, la burka dans la rue, la mosquée en ville, et les minarets dans le paysage manifestent la présence des acteurs musulmans dans la vie quoditienne (parfois avec une islamité exacerbée et en rupture) mais également introduisent dans l’agenda public le débat sur les normes séculières de l’espace commun. Ces questions mettent l’espace public à l’épreuve du débat démocratique et on risque d’envenimer le débat public en promouvant une politique de peur.

On fait de l’espace public le lieu des préjugés en sollicitant les sentiments personnels, en faisant ressortir le viscéral et l’émotionnel. Or les démocraties européennes se sont développées en faisant une distinction entre opinion et vérité, en faisant valoir l’usage de la raison dans le débat public. Le populisme politique actuel se mobilise contre cette tradition européenne du « public éclairé ». L’espace public risque de perdre son rôle d’expression idéale de la démocratie et devient le lieu du sens commun, de la sacralisation de l’opinion publique et de la contagion du sensationnel et du scandale. C’est pour cette régression du débat public vers l’irrationnel et l’émotionnel que le vote suisse trahit l’idéal démocratique.

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