L’opposition entre laicite’ et Islam n’existe pas
Abdou Filali-Ansary 15 March 2007

J’aimerais commencer ma présentation par quelque chose qui est dit et redit constamment à propos de la philosophie, de ce qu’elle accomplit et de ce qu’elle n’accomplit pas. Ce qui est dit à propos de la philosophie, c’est qu’elle ne réalise pas de progrès, qu’elle ne produit pas d’accumulation, et qu’elle serait une conversation sans fin à propos des mêmes thèmes. Les philosophes seraient en quelque sorte tout le temps en train de tourner autour des mêmes questions sans pouvoir leur apporter des réponses. Alors que dans les sciences et dans la technique on peut constater des avancées, des accumulations, des mouvements en avant, en philosophie il n’y aurait que d’“éternels retours”. Certains ont même dit que tout ce qui s’est fait en philosophie jusqu’à présent, ce ne sont que des “notes de bas page” des dialogues de Platon, de petits commentaires de ce qu’il a fait. Platon aurait déjà identifié les grandes questions et les alternatives que les réponses à ces questions offriraient. Nous ne ferions donc que tourner en rond. Je voudrais répondre à cela en mettant l’accent sur certaines questions qui sont posées dans cette rencontre.

Il est vrai que ce qui se passe en philosophie n’a rien à voir avec le progrès et l’accumulation qu’on peut observer dans les sciences et dans les techniques. Mais il me semble aussi qu’il y a quelque chose d’autre qui ne ressemble pas à un constant piétinement. Ce “quelque chose”, je le décrirais comme un processus continu d’apprentissage. Il me semble que l’histoire de la philosophie nous montre – et elle nous le montre encore davantage aujourd’hui face aux défis importants et aux questions qui se sont imposées récemment – qu’il y a un processus d’apprentissage, et c’est sur ce processus-là que je vous invite à réfléchir. Ont dit aujourd’hui – c’est le titre de notre table ronde – qu’il y a une résurgence ou un retour du religieux et que de nouvelles questions et des difficultés ont ressurgi, que les philosophes – quelles que soient leurs spécialités – seraient appelés à résoudre ou à expliquer. Il me semble qu’il y a là un autre grand préjugé et que le religieux – et cela a été dit et redit – n’a jamais disparu. Peut-être qu’il a changé de forme, de moule ou d’expression, mais il a toujours été là. Il y avait peut être un moment où il semblait être affaibli, mais il ne faut pas parler de “retour” d’un disparu. Il me semble qu’il y a là une idée qui nous est imposée par les médias aujourd’hui. C’est l’attraction qu’ils ressentent vis-à-vis de ce genre de questions et de l’idée qu’il y a un retour, qu’il y a quelque chose qui n’était pas là avant, alors que ce quelque chose a toujours été là, même s’il a peut-être changé d’expression et qu’il se présente à nous de façon différente.

Si nous prenons, par exemple, les discussions sur la laïcité, il est vrai que l’histoire nous apprend qu’il y a une certaine polarisation, que l’idée d’une confrontation irréductible entre la laïcité et son contraire s’est imposée très tôt et qu’il se trouve aujourd’hui – et peut-être pas très loin d’ici – des collègues, des chercheurs et des penseurs pour qui c’est l’un ou l’autre, “ou bien ceci”, “ou bien cela”, et il n’y a absolument aucun moyen ni de concilier, ni de faire communiquer, ni de rapprocher les deux. En fait, les concepts de laïcité et son contraire ont peut-être fourni à la philosophie le moyen de procéder à certaines clarifications. Conceptuellement, je crois que l’idée d’un ordre social ou politique qui ne soit pas fondé sur une religion – quoi qu’une telle chose ne se soit peut-être jamais produite dans l’histoire, même quand on en a eu l’idée ou l’impression – a permis de développer un certain nombre de réflexions. Elle a été une utopie – mais peut-être une utopie utile – qui a permis de clarifier certaines choses et surtout de dire ce que nous voulons éviter, sans vraiment pouvoir atteindre l’horizon que nos discours tracent devant nous.

Je voudrais maintenant évoquer ce qui se passe à propos de ce débat dans le monde musulman, en montrant un exemple d’apprentissage par rapport à ce qu’il m’est arrivé de dire auparavant. Aujourd’hui, il paraît clair qu’au sein du monde musulman, l’espoir que la laïcité ou la sécularisation soient acceptées semble vraiment éloigné. L’idée est que la contradiction est là et qu’elle est bien réelle. J’avais dit auparavant que cela me semblait être une opposition qui s’est construite dans l’histoire et qui n’est pas inscrite dans les croyances enseignées par la religion musulmane (pas plus que du christianisme). J’ai traduit cet ouvrage que j’admire toujours, celui d’Ali Abderraziq, le théologien d’Al-Azhar qui a montré qu’on ne peut pas dire que la laïcité soit rejetée par l’Islam ou qu’elle lui soit opposée. Il a procédé à une démonstration rigoureuse, en allant directement aux sources; il a énuméré tous les versets coraniques où on peut considérer ou croire qu’il y a une conception ou des indications politiques et où serait décidée la manière dont la communauté musulmane devrait être gouvernée. Il a également passé en revue l’ensemble des hadith, des traditions du Prophète où il pouvait être question de la politique, et a découvert que dans tous ces versets, dans tous ces hadith, il n’y avait absolument rien qui indique que les musulmans soient tenus à une certaine attitude ou à certaines formes qu’on puisse appeler système politique islamique. La leçon qu’il nous donne et que nous, à travers cet apprentissage, devons continuer à apprendre, c’est l’idée qu’il y a une distinction fondamentale à faire ici entre Islam et musulman.

Un historien américain a proposé de distinguer entre Islam et Islamdom. Il a remarqué que lorsqu’on parle de l’héritage des chrétiens on distingue très facilement et automatiquement, sans même y réfléchir, entre Christianisme et Chrétienté. Le terme Christianisme renvoie à l’ensemble des croyances, des rituels, la théologie etc., alors que la Chrétienté renvoi à l’histoire de ce que les chrétiens ont fait avec leurs croyances, leurs attitudes, leurs interprétations et leurs actions, bref, tout ce qu’ils ont construit dans leur histoire. Et nul n’a l’idée de confondre entre les deux. Ce qui s’est passé, si vous voulez, dans la nuit de la Saint-Barthélemy en France n’est jamais rattaché au Christianisme en tant que religion. On accuse le pouvoir français, les autorités catholiques, la Chrétienté, les chrétiens, mais jamais le Christianisme. Pourtant, lorsqu’on passe de l’autre côté et qu’on s’intéresse aux traditions des musulmans, le même mot “Islam” renvoie à deux réalités d’ordre différent: à l’ensemble des croyances, aux rituels et aux dogmes et, en même temps, à l’histoire ou plutôt aux “histoires” des peuples musulmans a travers l’espace et le temps. Ce qui fait qu’aujourd’hui, autour de nous, personne ne trouve de problème à ce que les gens puissent lier ce que Ben Laden a fait, à “l’Islam” tout simplement.

Si un ou plusieurs individus quelque part font quelque chose, comment peut-on se permettre de mettre en question l’ensemble d’une religion, un complexe de croyances, de traditions, de pratiques qui se sont exprimées de mille façons a travers les âges? Il me semble donc qu’il y a là, encore une fois, un processus d’apprentissage: nous partons de certaines positions et nous arrivons à d’autres. J’avais dit que l’idée d’opposition irréductible entre Islam et laïcité est quelque chose qui m’est parue dans le temps, et qui me paraît toujours, être construite dans l’histoire récente. J’avais souligné, qu’au cours du XIXème siècle, lorsque des auteurs musulmans ont voulu traduire le terme “laïcité” en arabe ou dans des langues qui utilisent des racines arabes comme le turc ou le persan, ils ont trouvé et adopté un terme évoqué par un verset coranique qui renvoie à une polémique entre le Prophète et des gens qui sont venus lui dire: vous êtes en train de nous parler de réalités supranaturelles et de choses que nous ne pouvons pas voir. La seule réalité qui soit acceptable pour nous, parce que visible et palpable c’est le changement. Le verset rapporte que les partisans de ce point de vue professent que tout ce que nous savons est que nous naissons, nous vivons et nous mourons. Le fait donc de décrire dès le début la laïcité de cette façon a immédiatement créé l’impression que la laïcité et le sécularisme étaient quelque chose d’irréductiblement opposé à l’islam, une attitude de rejet vis-à-vis de la croyance religieuse.

Evidemment, certains ont très vite réagi en disant “Non, cela n’est pas la meilleure façon de traduire ce terme”. On est donc passé à un autre terme, celui de La-dini. Or, La-dini signifie “areligieux” ou “non religieux”. Et là aussi l’idée d’une contradiction irréductible, d’une dichotomie, “ou bien” “ou bien”, s’est imposée. Etre laïque voulait dire sortir de la religion, la rejeter. C’est ainsi que les musulmans ont reçu la laïcité au début. Il a fallu des années, pour qu’on en vienne à inventer un autre terme: ‘Almania, qui est adopté de nos jours. Toutefois, il me semble qu’il est resté dans les esprits des musulmans des traces des premiers usages. Et c’est pour cela que l’opposition entre sécularisme et Islam est une opposition artificielle et qu’on peut – et on doit peut-être – la dissoudre plutôt que d’essayer de la résoudre. Il n’y a aucune concession qu’il soit nécessaire d’admettre à ce propos. Le livre de Ali Abderraziq a été publié en 1925 et il est toujours réédité, c’est un essai d’une centaine de pages qui a fait l’objet, l’année de sa publication, de trois “réfutations”, et dès 1925 jusqu’à cette année, les réfutations n’ont jamais cessé de paraitre. Cela est dû au fait que les défis qu’il adresse à tous ceux qui disent le contraire sont très importants. Il énumère toutes les sources sans fonder ses réflexions sur les théories philosophiques modernes ni adopter les points de vue des sciences sociales, mais en lisant et relisant les sources de la façon la plus directe et spontanée. Toutefois, force est de constater que la polarisation a été créée, et elle est là; elle alimente le rejet de la laïcité.

Maintenant – et c’est là que j’avoue que je dois me remettre à l’école et que je dois accepter d’apprendre – le fait est qu’aujourd’hui, autour de nous, dans les sociétés musulmanes, l’opposition est là, elle est profondément enracinée dans les esprits et elle détermine non seulement la façon dont la société voit les choses autour d’elle, mais aussi des attitudes vis-à-vis du politique et de la religion. Il se fait que nous sommes dans une situation où il semble que la société entière, au plus profond d’elle-même, réclame une certaine forme, non pas de théocratie, mais de moralisation de la vie publique en utilisant le langage religieux. Il me semble qu’il ya là un devoir pour les modernistes et les démocrates d’apprendre et d’écouter la société autour d’eux. Et j’ai été ravi d’apprendre qu’un certain apprentissage est en cours parmi les philosophes, et même si, autour de nous, il y a certains qui ont hypostasié ou substantifié l’opposition entre Islam et laïcité, et qui disent, comme le fait Bernard Lewis par exemple, que les musulmans sont condamnés à vivre dans un monde enfermé dans le religieux et qu’ils ne seront jamais démocrates. Les musulmans seraient enfermés et n’évolueraient jamais parce qu’ils sont ce qu’ils sont, à cause de leur identité et de leur héritage. Cela n’est pas dans leurs gènes, mais c’est dans leur culture, ce qui est peut-être pire. Cette idée a tenté de nombreux penseurs, même au sein du monde musulman, et non pas seulement des orientalistes comme Bernard Lewis. L’idée est qu’il y a quelque chose dans la nature de la culture de l’héritage musulman qui bloque le développent des musulmans, et que ces deniers n’ont qu’à l’accepter ou à choisir d’être exclu de leur société.

Je crois qu’il y a une lueur d’espoir qui vient d’ailleurs: au lieu de substantifier ou de fétichiser des oppositions d’une manière mécanique, si je puis dire, les philosophes sont en train d’explorer des directions dans lesquelles il serait possible, non pas de concilier des inconciliables, mais de comprendre ce qui se passe dans les esprits. De comprendre que, par exemple, la laïcité a constitué une sorte d’utopie et qu’il n’y a jamais eu de régime véritablement, entièrement, intégralement, laïc. Que même si on “chasse la religion par la porte”, elle “revient par la fenêtre”, comme on dit, qu’elle peut prendre parfois la forme de religion séculière, comme l’a été le communisme. Le communisme a joué le rôle, dans certaines sociétés, de religion séculière. Il n’a pas survécu, disent les observateurs, parce qu’il n’avait pas de références extranaturelles. Il a placé toute la “Vérité” dans l’histoire. Cette discussion sur la notion de laïcité nous amène donc à un point où nous pouvons voir qu’elle constitue un idéal, peut-être un idéal type qui, tout comme l’idée d’un Etat religieux ou d’une théocratie, ne s’est jamais totalement réalisée. La nostalgie, dans les sociétés musulmanes, pour l’âge d’or du califat bien guidé n’a jamais été en mesure de faire vraiment revivre l’idéal de gouvernement ou d’Etat entièrement défini ou gouverné par des règles empruntées à la religion.

Nous avons donc peut-être affaire à deux “utopies”, qui nous ont aidé à clarifier nos propres idées et nous aident à poser d’autres questions aujourd’hui. Des questions sur les distinctions que nous pouvons faire entre l’absolu et l’historique, entre les principes que nous pouvons accepter et ceux que nous pouvons négocier. Où va-t-on placer la limite? Où doit passer la ligne entre l’acceptable et le négociable? Il ne s’agit pas de faire des concessions sur l’idéal de la laïcité, ni de devenir des “hérétiques” de la laïcité, quand on accepte de se poser des questions de ce genre. Je dirais aussi que cela nous amène à poser la question de la démarcation entre ce qui relève des questions de principe et ce qui est historique, les principes universels, et les formulations ou les expressions qu’ils prennent dans l’histoire. Pour les musulmans, et je crois que cela vaut aussi pour les non musulmans, c’est une question essentielle, puisque les principes ne nous viennent jamais à l’état pur, ils ne nous sont jamais transmis comme cela, mais nous parviennent à travers des exemples et des formes historiques bien déterminés. La distinction que faisait Ali Abderraziq due à la rupture qui s’est produite chez les musulmans entre la mort du Prophète, considéré comme le dernier homme (dans l’histoire) qui a reçu une révélation, et ce qui vient après, entre l’Islam enseigné par le Prophète et ce que les musulmans en ont fait, est une distinction sur laquelle nous devons encore travailler. Elle doit nous aider à bien voir que beaucoup de choses que nous considérons aujourd’hui comme islamiques, ou comme chrétiennes, sont plutôt des choses que des musulmans ou des chrétiens ont proposé à travers le temps; des réponses qui ont été apportées par des individus qui ont vécu dans des endroits et à des moments déterminés. Elles ne sont en aucun cas des réponses qui nous obligent, ni des obligations religieuses qui s’imposent à nous comme des règles insurpassables.

Abdou Filali-Ansary est directeur de l’Institut pour les Etudes des Civilisations Musulmanes à Aga Khan Université, Londres. Chercheur et directeur de Prologues, revue maghrébine du livre, il est l’auteur de L’Islam est-il hostile à la laïcité? (2002) et de Réformer l’Islam? – Une introduction aux débats contemporains (2003).

Ce texte est la transcription de la communication de l’auteur au cours de la Table ronde organisée par Reset Dialogues on Civilizations “Le réveil de la religion et la société ouverte”, qui s’est déroulée dans le contexte de la Journée mondiale de la philosophie de l’Unesco (Rabat – Maroc, le 16 novembre 2006). Á la rencontre ont participé le Ministre de l’Intérieur Giuliano Amato, les philosophes Abdou Filali-Ansary (Maroc), Fred Dallmayr (Usa), Sadik Al Azm (Syrie), Sebastiano Maffettone et Alessandro Ferrara (Italie), le directeur de Reset Giancarlo Bosetti e l’administrateur délégué de Reset DoC Nina zu Fürstenberg.

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