A la racine du mot Islam on trouve trois lettres « l », « s », « m » qui composent le verbe aslama « être sauf, se soumettre » et « salam », paix. De ce point de vue, l’Islam peut être considéré comme une « soumission volontaire et pacifique à la volonté de Dieu », un effort sur la voie divine qui se traduit par le désir de liberté mais aussi par la responsabilité concrète vis-à-vis des autres êtres humains. La soumission n’est pas aveugle car le Coran s’adresse surtout à « ceux qui sont dotés d’intelligence ». Le mot raison (aql) y figure 44 fois et une grande place est réservée à la connaissance (ma’rifa) et à la sagesse (hikmah). L’Islam pousse l’homme à se réaliser soi-même tout en suivant la voie du divin.
Comme l’ont souligné d’autres spécialistes, la religion de Mahomet étonne par sa rationalité et sa simplicité. Elle propose, depuis son apparition, un monothéisme pur (tawhid) capable d’effacer, dès l’époque de Mahomet, l’idolâtrie des tribus arabes préislamiques. La nouvelle religion se présente aussi plus accessible que la religion juive (liée à une ethnie particulière et peu ouverte au prosélytisme) et que la religion chrétienne (à l’époque déchirée par des disputes théologiques sur la nature du Christ). Depuis son apparition, l’Islam s’inscrit dans la tradition biblique qui remonte à Abraham. La légende raconte qu’Agar, la deuxième femme d’Abraham, chassée avec son fils par la première femme de son mari, trouve un abri dans la péninsule d’Arabie, dans la vallée de la Bekka (d’où dérive Mekka). Abandonnée dans le désert avec le petit Ismaël, elle prie Dieu de recevoir de l’eau. Une source, Zemzem, surgit à cet endroit.
Lorsque Abraham rejoint Agar, il reçoit l’ordre divin de dresser à cet endroit un sanctuaire en pierre de forme cubique (Ka’ba, Kasbah) dont la perfection et l’austérité doit rappeler aux hommes la perfection et l’austérité divines. Les angles de l’édifice sont orientés vers les points cardinaux et la pierre noire céleste est enchâssée dans le coin oriental de la Ka’ba. Cette pierre, selon un hadith du prophète, était jadis blanche car provenant du paradis et devenue noire à cause des péchés des hommes. La tradition musulmane s’inscrit dans la même tradition biblique, mais s’efforce de la restituer à sa pureté originelle en invoquant le même Dieu que les gens du Livre. Allah en arabe veut dire « Dieu » (les chrétiens arabes invoquent Allah aussi) et le Coran ne parle pas d’une nouvelle révélation. La révélation (wahy) transmise par le prophète et contenue dans le Coran affirme « l’unité foncière de toutes les Ecritures » et voit Mahomet comme le dernier prophète de la lignée d’Abraham, Noé et Jésus. Le Coran même affirme : « Ne discutez avec les gens du Livre que de la meilleure façon. Et dites (…) notre Dieu et votre Dieu est le même Dieu unique, et c’est à Lui que nous nous soumettons ».
Les deux sens du jihad
Impossible de parler d’Islam aujourd’hui sans parler du concept de jihad. Ce mot est aujourd’hui déformé surtout à cause de l’interprétation idéologique et politique qu’en fit Sayyd Qutb au XXème siècle. Jihad ne signifie pas « guerre » mais « effort ». La doctrine classique distingue le grand jihad (jihad al akbar) du petit jihad. Le grand jihad est l’effort fourni contre la nature rebelle de l’homme en vue d’un perfectionnement. C’est la victoire sur soi-même. Nous retrouvons le même concept dans la religion bouddhiste. Le petit jihad peut conduire à des actions militaires uniquement quand l’Islam est menacé. Le concept de jihad est inséparable du contexte historique, c’est-à-dire au moment où les ennemis menacèrent la survie des musulmans. Après la mort de l’oncle et protecteur Abou Taleb, Mahomet et ses partisans sont persécutés par les chefs des puissants clans de la Mecque qui considèrent d’un mauvais œil sa prédication. Le monothéisme qu’il professe menace le culte des idoles qui avait transformé la Mecque en un centre religieux et économique de premier plan. Les musulmans pourchassés se réfugient auprès du Négus d’Abyssine, chrétien, qui refuse de les livrer aux ennemis. Selon la tradition, en les écoutant le Négus constate que leur foi provient « de la même source que celle de Jésus-Christ ».
La première fitna
Depuis son apparition la force de l’Islam réside dans la oumma, dans la langue arabe et dans la croyance en un Dieu unique. Pourtant cela n’empêche pas la naissance de sectes 30 ans seulement après la mort de Mahomet. Contrairement au schisme entre sunnites et chiites – qui avant le massacre d’Hussein à Karbala avait une valeur uniquement politique – la première vraie fitna (déchirure) au sein de l’Islam est celle provoquée par les dissidents ‘kharidjites’ (du verbe kharaja, « sortir »). Lorsque Ali, cousin du prophète, propose au gouverneur de Syrie, rebelle, un arbitrage pour éviter un massacre inutile, un groupe de partisans d’Ali, interprétant son geste comme signe de faiblesse, se révoltent contre lui. Malgré une défaite, les kharidjites ne disparaissent pas. Bien au contraire, désireux d’imposer un état théocratique et totalitaire, ils s’organisent en petits groupuscules et assassinent le calife devant la mosquée de Koufa (Iraq). Avec les kharidjites, nous assistons à la naissance d’une secte qui pour la première fois autorise – contre les préceptes de l’Islam – à tuer d’autres musulmans et surtout des innocents. La secte des azraqites, branche fondée par le perse Nafi ben al Azraq, va encore plus loin et effectue de vrais actes ‘terroristes’ qui ciblent tant les biens que les personnes. Dans ces opérations féroces, il n’y a plus aucune distinction entre hommes, femmes, vieux et enfants. Face à ces déviations de l’orthodoxie, l’Islam réagit en imposant le poids de sa Tradition. Ces phénomènes restent donc marginaux mais non moins dangereux.
Le wahhabisme
De nombreux auteurs occidentaux utilisent aujourd’hui le terme de wahhabisme pour qualifier des groupes ou des tendances radicales au sein de l’Islam surtout depuis les attentats du 11 Septembre 2001. Selon l’auteur, le terme de wahhabisme est un contresens car les adeptes du cheikh Ibn Abdel Wahhab se qualifient eux-mêmes comme des muwahhidum (monothéistes). La définition semble donc être une « étiquette » inventée de toute pièce par les orientalistes de l’époque pour définir un mouvement inconnu mais aussi une définition issue de la propagande ottomane qui veut à tout prix faire apparaître les tariqa mohammediya comme une secte dissidente et radicale. Mohammed Ibn Abdel Wahhab est essentiellement un réformateur et un juriste de l’Islam. Face à l’ignorance et à la superstition des populations arabes du XVIIIème siècle, il prêche un retour à la doctrine du monothéisme pur (tawhid) en s’appuyant sur le Coran et sur les hadith du prophète. Ibn Abdel Wahhab s’intéresse également à la situation socio-politique en portant un regard critique sur la division et la faiblesse des peuples arabes qui vivent sous le joug d’un géant aux pieds d’argile (l’empire ottoman). Une reforme intellectuelle morale et politique (Islah) est donc nécessaire. Dans son œuvre principale Kîtab al Tawid (Le Livre de l’unicité), Ibn Abdel Wahhab explique en le détaillant le lien qui doit exister entre la religion et la politique. Lorsque l’émir Mohammed Ibn Saoud décide de lui accorder sa protection, l’histoire da l’Arabie Saoudite et de l’Islam tout entier change à jamais. Le geste de l’émir vis-à-vis de Mohammed Ibn Abdel Wahhab est souvent comparé par les historiens à celui de l’empereur Frédéric II vis-à-vis de Luther.
L’Islam politique
Au XXème siècle l’agressivité impérialiste des nations occidentales et la progression du sionisme provoquent le développement d’un Islam politique et la naissance d’une idéologie révolutionnaire (saoura). Face à l’extrême fragilité des régimes politiques arabo-musulmans la militance politique s’inspire de la tradition la plus dure de l’Islam. La naissance des Frères Musulmans (Al Ikhwan al muslimuns) en est un bon exemple. Créée par Hassan Ibn Ahmed al Banna en 1928, la confrérie s’adresse pour la première fois non pas aux élites mais aux masses, en soulignant l’importance de l’action politique. L’objectif est la fondation d’un état islamique idéal. A travers une structure hiérarchique et une rhétorique populiste, la confrérie se transforme en parti armé et, suite à la fondation de l’Etat d’Israël, se radicalise en accueillant d’autres groupuscules extrémistes. Après l’attentat raté à Nasser en 1954 les Frères Musulmans sont frappés par une dure répression. C’est dans ce contexte qu’une idéologie encore plus radicale commence à voir le jour grâce à l’œuvre de l’idéologue Sayyid Qutb.
Le voyage de Sayyid Qutb
Tout commence par un voyage de perfectionnement aux Etats-Unis, effectué en 1948-50. Choqué par la culture capitaliste et matérialiste américaine, par le racisme, le féminisme et par les groupes d’influence sionistes, Qutb s’approche des théories de Marx, Lénine et Gramsci. Dans l’œuvre du fondateur du parti communiste italien, Qutb apprécie surtout l’idée du rôle du parti révolutionnaire comme seule force capable de faire émerger les intellectuels. Selon Gramsci, la classe des intellectuels est la seule avant-garde qui peut produire une nouvelle idéologie pour transformer les masses et la société. Dans son livre La justice sociale de l’Islam (1949), Qutb fait une sorte d’interprétation socio-marxiste de la religion. Au sein des Frères Musulmans, dont il deviendra un des majeurs théoriciens, Qutb met les principes égalitaires contenus dans le Coran dans une perspective marxiste et révolutionnaire. Dans ce contexte, le concept de jihad est dirigé par Qutb contre les gouvernements musulmans coupables d’avoir trahi la tradition originaire de l’Islam. Dans son livre Pourquoi m’ont-ils assassiné ?, écrit pendant sa réclusion et peu avant d’être exécuté, Qutb affirme prophétiquement : «Le mouvement islamique commence par la base (en arabe al qaïda) ».
Après le 11 Septembre
Les attentats du 11 Septembre 2001 ont provoqué la plus vaste flambée d’islamophobie jamais connue en Occident. Selon Mohammed Ibn Ismaël, ambassadeur d’Arabie Saoudite en France, ces attentats ont provoqué auprès de l’opinion publique un amalgame dangereux entre Islam et terrorisme. Le terrorisme a toujours été un moyen utilisé par les organisations politiques, les armées et les services secrets pour atteindre des objectifs politiques et n’est pas l’apanage d’une idéologie ou religion particulière. Des terrorismes idéologiques, politiques, ethniques, sectaires et maffieux existent également. Au lieu de continuer à chercher à tout prix des liaisons plus ou moins directes entre extrémisme révolutionnaire et terroriste et la pensée de l’Islam, il faudrait plutôt s’interroger sur les causes qui poussent des groupes à la violence nihiliste et à la destruction.
Selon Guy Spitaels, certains de ces mouvements s’inscrivent dans le sillage des mouvements anti-colonialistes et anti-impérialistes et proposent – comme les mouvements d’extrême gauche en Italie ou Allemagne dans les années 70 et 80 – une stratégie de déstabilisation. Evidemment, nous explique l’auteur, nous ne pouvons pas faire un raisonnement unique concernant des groupes ou mouvements qui ont parfois des objectifs très différents et qui sont en contraste les uns avec les autres. La théorie du choc des civilisations ne suffit plus pour expliquer la complexité parfois dramatique du moment historique que l’Occident et l’Islam vivent aujourd’hui. Ce paradigme nous semble être largement dépassé et il faudrait étudier le problème sous un autre angle. La conscience de l’unicité du message divin et d’une tradition liant les trois religions monothéistes (qui remontent au même Dieu unique d’Abraham) pourrait être un des points de départ pour nous faire sortir d’une des périodes les plus sombres que l’humanité ait jamais connu.