Les liaisons dangereuses de l’islamophobie
Bruno Cousin et Tommaso Vitale 5 February 2008

Article paru dans La Vie des Idées, n° 24, juillet/août 2007, pp. 83-90.

À un an de la mort d’Oriana Fallaci (1929-2006), journaliste, romancière et essayiste, le succès exceptionnel rencontré en Italie par La Trilogie sur l’Islam et l’Occident (1) attend toujours d’être analysé par les sciences sociales. Le phénomène présente plusieurs dimensions et appelle, au moins dans un premier temps, autant de protocoles de recherche distincts. Une révision de la biographie officielle de l’auteure, menée de pair avec une relecture archéologique de son oeuvre, s’attacherait ainsi à reconstituer l’évolution de son rapport personnel à l’Islam (inauguré par ses premiers reportages sur la société et la famille impériale iraniennes, en 1954). Parallèlement, le succès public de la trilogie devrait donner lieu à une véritable analyse des fondements de l’essentialisme et du différentialisme des thèses de Fallaci niant la commune humanité (ce qui permettrait de les resituer dans l’histoire des idées), mais aussi de leur réception : notamment en termes de diffusion des représentations véhiculées et de modes de résonance (ou dissonance) avec celles des lecteurs les plus fidèles (2).

Enfin, il s’agit aussi de développer une sociologie de la falsification (3), en prenant comme objet les conditions de possibilité et les modalités d’émergence d’un magistère public explicitement raciste: analyser le fonctionnement des champs journalistique et intellectuel cisalpins, le monde de l’édition et les mécanismes qui ont produit les best-sellers italiens de la période 2001-2006 ; un « moment Fallaci » concomitant et lié au « moment Berlusconi » dans le champ politique. Cette analyse a déjà été ébauchée (4); dans ce qui suit, elle sera prolongée à la lumière de l’importante documentation commémorative qui fut publiée au moment du décès de la journaliste-écrivain. En effet, alors qu’Oriana Fallaci fut toute sa vie durant la gardienne jalouse de sa propre légende, les hommages posthumes auxquels elle eut droit ont révélé – plus ou moins intentionnellement – de nombreux faits inédits et restitué une polyphonie de témoignages particulièrement éclairants sur le fonctionnement de la sphère médiatique italienne.

L’omerta du champ journalistique

Quelques heures après les attaques du 11 septembre 2001, Gianni Vallardi, alors principal responsable éditorial du Groupe Rizzoli (5), reçoit un appel de l’appartement new-yorkais d’Oriana Fallaci : horrifiée par ce qu’elle vient de voir à la télévision, la journaliste-écrivain italienne l’enjoint de réagir d’une quelconque façon. La connaissant depuis plus de quinze ans, Vallardi sait qu’elle couve une aversion croissante envers le monde islamique ; son roman Inchallah, paru en 1990, suffit d’ailleurs à en témoigner sans qu’il ne soit nécessaire de remonter à son antipathie pour les leaders musulmans qu’elle interviewa au cours des deux décennies précédentes (6). Pourtant, flairant le coup éditorial, il contacte son collègue Ferruccio De Bortoli (7), directeur du Corriere della Sera (8), et celui-ci se rend personnellement à New York pour convaincre Fallaci de lui confier ses réactions et invectives : ce seront les quatre pages de l’édition du 25 septembre – longueur jamais atteinte jusqu’alors par un article ou une tribune du quotidien milanais – présentant la première mouture de La Rage et l’Orgueil. Part du débat public italien sur les attaques de 2001 dégénère alors en querelle sur la légitimité de l’islamophobie et des discours vantant la supériorité de l’Occident (9). Quasiment aucune réaction, en revanche, ne concerne les nombreuses erreurs factuelles et l’arbitraire total des assertions de Fallaci (10), qui auraient pu paraître enfreindre l’éthique professionnelle journalistique…

Il est vrai qu’en 2001 elle ne se définit plus comme journaliste mais exclusivement comme écrivain; par ailleurs, depuis ses débuts, elle a toujours revendiqué le parti pris de la subjectivité. Mais celle-ci se combinait alors avec la vérification des faits sur le terrain, un certain relativisme culturel, la suspension analytique du jugement moral et une démarche compréhensive (11) qui ont progressivement disparus avec sa sédentarisation et l’enfermement dans son appartement de Manhattan et sa demeure toscane (12). Or, les raisons de ce silence ressortent de la lecture des témoignages parus en 2006 : consciente de devoir sa grandeur au monde de l’opinion et à un travail constant d’autopromotion (13), Fallaci imposait par la menace et la colère censures et autocensures à la plupart des journalistes qui voulaient parler d’elle, n’hésitant pas à les poursuivre en justice lorsqu’ils enfreignaient sa loi. Tous concordent sur ce point : les grands titres de droite lui demandaient son aval avant de publier quoi que ce soit la concernant et quand De Bortoli y dérogea (en publiant dans Il Corriere la réponse de Tiziano Terzani (14) à La Rage et l’Orgueil) cela lui coûta son rapport avec elle, comme à bien d’autres avant lui.

Cette stratégie fut d’autant plus efficace que Fallaci était une virtuose de l’élaboration publique de cohérences biographiques charismatiques, pour avoir été par le passé une des spécialistes majeures de leur démontage au cours d’interviews sans concessions (15). Elle avait parfaitement compris que le charisme s’acquiert de trois façons complémentaires : en apparaissant comme le démiurge de son propre succès ; en échappant à la critique, c’est-à-dire en étant celle sur qui il ne peut y avoir pluralité des points de vue (i.e., par définition, en (se) faisant l’objet d’un récit épique) ; et en résistant à la corruption, c’est-à-dire en durant égale à elle-même ou du moins – à la faveur de la condition précédente – en se donnant à voir comme telle : ce qui impliquait formellement de faire apparaître toute prise de position comme un prolongement des précédentes (16). Ce qu’elle fait précisément lorsqu’elle revendique un engagement hérité de l’esprit du Risorgimento et de son expérience adolescente dans la Résistance : l’Islam étant ainsi érigé en nouvel avatar du fascisme et de l’envahisseur, contre lesquels elle s’était battue dès son plus jeune âge.

Témoins directs et problèmes d’élaboration narrative

Ces caractéristiques de l’oeuvre et de la figure publique de Fallaci (les deux étant indissociables) expliquent paradoxalement la banalité de la plupart des dizaines d’articles nécrologiques parus dans la presse nationale. L’ensemble des hommes et femmes politiques, ainsi que la quasi-totalité des éditorialistes, firent un éloge plus ou moins appuyé ou réservé des questions prétendument posées par ses derniers ouvrages concernant l’Islam… dont il s’agissait visiblement de ne pas s’aliéner les (é)lecteurs. Tandis que les journalistes se risquant à l’exercice du récit de vie tombaient systématiquement dans la compilation et la paraphrase maladroites de l’oeuvre, en présentant des biographies dont celle-ci était la source principale voire unique. Dès lors, il n’est pas étonnant que les textes les plus intéressants, parce que les seuls à fournir véritablement un regard extérieur ainsi que des éléments nouveaux permettant de mieux comprendre les ressorts intimes et les motivations d’Oriana Fallaci, émanent des observateurs participants qui l’ont côtoyé tout au long de sa carrière : les collègues avec lesquels, par la force des choses, elle partagea des dangers autant que des moments anodins où elle n’était pas en représentation publique. Bernardo Valli (17) comme Massimo Fini (18) expliquent et illustrent ainsi combien le protagonisme et le primat accordé à l’intuition, à l’action et au fait brut lui conféraient une témérité et une pugnacité hors normes autant qu’ils la rendaient inapte à saisir la complexité du monde sinon, précisément, en la reportant directement. Renoncer, avec le temps, à cette activité de reportage devait nécessairement la conduire à un système de pensée de plus en plus autoréférentiel et deconnecté du réel.

Inversement, les grandes figures féminines du journalisme italien que sont Natalia Aspesi et Miriam Mafai signalent que, derrière les scoops et le succès populaire, l’intolérance perçait depuis toujours dans l’aversion de Fallaci pour le féminisme comme lutte collective et dans son homophobie obsessionnelle. Tandis que le témoignage de Rino Fisichella, évêque, recteur de l’Université Pontificale du Latran et ami des dernières années de Fallaci (au point d’en discuter les textes avant leur parution), illustre sans équivoque, bien qu’involontairement, combien la virulence finale de la pamphlétaire florentine se soit sentie autorisée par le raidissement doctrinaire et l’occidentalisme de la pensée de Benoît XVI (19). Néanmoins, hormis ces rares exceptions, personne ne tente véritablement de comprendre et d’exposer les causes de la radicalisation raciste de Fallaci. En particulier, sauf Gad Lerner (20) qui suggère avec pudeur que ce penchant a pu être accentué par le repli sur soi dû à la maladie des années 1990-2000, l’hypothèse d’un affaiblissement des capacités cognitives lié à l’avancement du cancer n’est jamais évoquée. Comme l’avait déjà montré le sociologue Marco Marzano (21), c’est une caractéristique du discours public italien de ne jamais opérer d’élaborations narratives établissant une causalité avec le cancer, surtout lorsqu’il s’agit des grandes figures intellectuelles, dont est postulée l’irréductibilité à la maladie de la sagesse venue avec l’âge.

Ainsi, face à tous ces interdits narratifs explicites ou implicites, ce sont paradoxalement les raisons, l’histoire causale mise en place par Fallaci elle-même, qui ont tendance à s’imposer par défaut et qui sont reprises, avec plus ou moins de nuances, par la grande majorité des commentateurs : si elle s’en prend de façon aussi violente à l’ensemble des musulmans, c’est bien que l’ensemble des musulmans a dû commencer par lui faire quelque chose de violent… Non seulement parce que plus une histoire est simple, accessible dans ses références et accusatoire plus elle est racontable et appropriable (22), mais aussi parce que la sphère publique italienne est particulièrement transitive et linéaire dans ses oppositions : critiquer Fallaci qui est « contre » le terrorisme islamique exposerait donc à se voir reprocher d’y être favorable. À la fin de sa vie, du fait de cette polarisation de l’espace public national, la plus adulée des librespenseuses italiennes devint donc une icône pour l’extrême-droite comme pour les millions de lecteurs de ses sermons islamophobes : comme le montre son dernier grand portrait-interview, publié en mai 2006 dans le magazine The New Yorker (23), l’héroïne des années 1960-1970 s’était transformée en erynnie raciste. Sans que personne ne s’interroge véritablement sur les conditions de possibilité et modalités de cette métamorphose publique.

Giancarlo Bosetti, directeur de la prestigieuse revue Reset, en fournit une explication accablante mais partielle : en négligeant de lire ce monument de la littérature populaire qu’est la trilogie de Fallaci, la plupart des intellectuels et chercheurs italiens se sont interdits, non seulement de le dénoncer, mais également d’en analyser le succès exceptionnel. Les centaines d’articles ou témoignages de collègues journalistes, parus au lendemain de sa mort, fournissent un second volet à cette explication : enferrée dans une pensée islamophobe solitaire, Oriana Fallaci a été transformée en bête de foire médiatique par des éditeurs sans scrupule, alors que ceux-ci – comme ses collègues quelque peu intimidés par sa réputation prestigieuse et son acrimonie – auraient pu et dû exercer un minimum de peer review sur ses tribunes (que ce soit avant ou après leur publication) (24). C’est cet isolement et cette vulnérabilité relatifs que Gianni Vallardi et Ferruccio De Bortoli ont exploités par opportunisme, tandis que d’autres, plus à droite, le faisaient par conviction idéologique. À ce titre, tout autant et peut-être même plus que Fallaci elle-même, ils sont responsables de ses derniers écrits.

Notes:

1) O. Fallaci, La Rage et l’Orgueil, Plon, 2002 (éd. italienne : 2001) ; La Force de la Raison, Rocher, 2004; Entretien avec moi-même suivi de L’Apocalypse, Rocher, 2007 (2004).
2) C’est dans cette perspective que nous sommes actuellement en train d’analyser le millier de messages postés entre 2001 et 2004 sur le forum interactif « Thank you Oriana », qui présente le double avantage de réunir pour l’essentiel des fans autoproclamés d’Oriana Fallaci et d’avoir été désigné par celle-ci comme représentatif de son lectorat et nominalement cité dans son deuxième opuscule. Ce qui en a faisait le lieu de référence de ses supporteurs sur la Toile.
3) Falsification dont quelques intellectuels et spécialistes du monde musulman se sont attachés à démonter scrupuleusement la rhétorique et démentir les allégations. Voir notamment : Stefano Allievi, Niente di personale, signora Fallaci, Reggio Emilia, Aliberti, 2006 ; Amir Taheri, « The Force of Reason. Book Review », Asharq Al-Awsat, 23 août 2006.
4) B. Cousin et T. Vitale, « Quand le racisme se fait best-seller », La Vie des Idées, n° 3, juin 2005 ; Giancarlo Bosetti, Cattiva maestra, Marsilio, 2005 ; B. Cousin et T. Vitale, « La question migratoire et l’idéologie occidentaliste de Forza Italia », La Vie des Idées, n° 11, avril 2006.
5) Depuis, Gianni Vallardi a été nommé directeur général de la branche Périodiques du Groupe Mondadori (appartenant à Silvio Berlusconi).
6) À ce propos, voir : Santo L. Aricò, Oriana Fallaci, Southern Illinois University Press, 1998.
7) Né en 1953, Ferruccio De Bortoli a dirigé Il Corriere entre 1997 et mai 2003. Depuis janvier 2005, il est à la tête d’Il Sole 24 Ore, le quotidien de la Confindustria (principale organisation patronale italienne).
8) Il Corriere della Sera, journal historique de la bourgeoisie milanaise, est le premier quotidien national en nombre de ventes (environ 600.000 exemplaires), ainsi que le principal titre du Groupe Rizzoli (d’ailleurs souvent désigné comme Groupe RCS, pour Rizzoli-Corriere della Sera).
9) B. Cousin et T. Vitale, « Oriana Fallaci ou la rhétorique matamore », Mouvements, n° 23, 2002.
10) Le peu de propension des journalistes italiens au recoupement et à la vérification était déjà rapporté par Cyril Lemieux, Mauvaise presse, Métailié, 2000. Voir aussi : Milly Buonanno, L’élite senza sapere, Naples, Liguori, 1988.
11) Voir notamment ses premiers reportages de la Guerre du Viêtnam : La Vie, la Guerre et puis rien, Robert Laffont, 1970 (1969).
12) Ce regard de la dernière Fallaci, cloîtrée chez elle par son maître-projet de roman historique et par la maladie, frappe par sa similitude avec celui d’Alain Finkielkraut, qui saisit surtout du social ce qu’il en perçoit par sa consommation assidue des médias.
13) Un processus de légitimation comparable à celui soutenant en France la figure de Bernard-Henri Lévy. Voir Philippe Cohen, BHL, une biographie, Fayard, 2005. Fallaci vécut longtemps dans le mythe de Curzio Malaparte, comme Lévy dans celui de Malraux.
14) Ancien grand reporter et intellectuel pacifiste, Tiziano Terzani (1938-2004) fut en Italie l’autre grand magistère public de la première moitié des années 2000. Fallaci et lui héritèrent de cette position à la mort d’Indro Montanelli (1909-2001).
15) Voir : O. Fallaci, Entretiens avec l’histoire, Flammarion, 1992 (1974).
16) L’identification de ces trois processus de construction du charisme doit beaucoup à un échange que nous avons eu avec Luc Boltanski.
17) Bernardo Valli, né en 1930 et actuel chef du bureau parisien de La Repubblica, a notamment côtoyé Fallaci lorsqu’ils couvraient tous deux la Guerre du Viêtnam.
18) Actuellement journaliste pour de nombreux quotidiens de droite, Massimo Fini, né en 1943, côtoya Fallaci à L’Europeo durant les années 1970
19) À la fin de sa vie, Fallaci se disait « athée chrétienne », c’est-à-dire non croyante mais profondément chrétienne sur la plan culturel.
20) Journaliste et essayiste proche du Partito Democratico, animateur du talk-show politico-culturel L’Infedele.
21) Marco Marzano, Scene finali. Morire di cancro in Italia, Il Mulino, 2004.
22) À ce propos, voir : Charles Tilly, « Un’altra prospettiva sulle convenzioni », in Vando Borghi et Tommaso Vitale (dir.), Le convenzioni del lavoro, il lavoro delle convenzioni, Angeli, 2007.
23) Margaret Talbot, « The Agitator. Oriana Fallaci directs her fury toward Islam », The New Yorker, 5 juin 2006.
24) Sur les spécificités du champ journalistique italien, voir : Daniel C. Hallin et Paolo Mancini, Modelli digiornalismo, Laterza, 2004 ; Carlo Sorrentino (dir.), Il campo giornalistico, Carocci, 2006.