«Avec ma question j’ai fait tomber le mur»
Riccardo Ehrman interviewé par Marco Cesario 23 November 2009

Nous sommes le 9 Novembre 1989 et Günter Schabowski, haut fonctionnaire du Parti Socialiste Uni d’Allemagne (SED) et porte-parole du gouvernement de la RDA, tient une conférence de presse dans le Centre international de presse à Berlin-Est. La salle est remplie de journalistes. Il y a quelque chose dans l’air, quelque chose qui se prépare, mais personne ne peut imaginer ce qui se produira dans les heures qui suivront. Le ministre parle, rassure la population. Les dernières semaines ont été difficiles pour le gouvernement car il y a eu des manifestations un peu partout dans les villes de l’Allemagne de l’Est. Les gens descendent dans la rue pour demander plus de liberté. A 18h53 Riccardo Ehrman, depuis des années correspondant de l’agence de presse italienne ANSA à Berlin-Est, pose une question apparemment simple mais lourde de conséquences. Il demande à Schabowski s’il n’estime pas avoir commis une erreur en promulguant une loi qui permet aux citoyens de l’Est d’effectuer des voyages à l’Ouest pendant 30 jours. La question est ouvertement provocatrice.

Ehrman sait que cette loi est une farce organisée par les guignols de la propagande du régime. Il s’agit de calmer les esprits des citoyens de l’Est qui ont soif de liberté en leur faisant croire qu’il sera possible de quitter le pays a leur gré. Schabowski nie, visiblement irrité. Puis il sort de sa poche un papier plié et lit un communiqué qui a l’effet d’un bombe : tous les citoyens de la RDA peuvent dorénavant se rendre à l’Ouest sans requête formelle à la police des frontières. Schabowski ne semble pas calculer le poids de ses mots ou peut être oublie-t-il que sa conférence de presse, en direct à la télévision d’état, est suivie par des milliers, voir des millions d’Allemands. Après l’annonce, des centaines puis des milliers de personnes se dirigent vers les check points pour passer à l’Ouest. La police n’a reçu aucun ordre précis. Les autorités ne savent pas comment se comporter vis-à-vis de cette foule grandissante. Mais le ministre a été clair. On peut se rendre à l’Ouest sans justificatif. Entre-temps, Riccardo Ehrman court vers un poste de frontière dans la gare de Friedrichstrasse, appelle l’ANSA et dicte une dépêche intitulée : “Le Mur est tombé”. A Rome, on se demande s’il est devenu fou. Dans la foule quelqu’un reconnaît Ehrman. « C’est lui le journaliste qui a posé la fameuse question au ministre Schabowski ». Ehrman est alors rejoint par une foule en liesse qui l’acclame, le porte et le sert dans leurs bras. Peu de temps après, le mur est matériellement abattu et une ère nouvelle s’ouvre pour le monde.

Pouvez-vous nous expliquer quel était le climat ambiant à cette époque-là?

Il y avait une grande nervosité étant donné que dans la plupart des villes de la R.D.A (Allemagne de l’est) il y avait quotidiennement des heurts. Ce n’était pas ouvertement des manifestations contre le régime, parce qu’elles auraient été interdites mais ils demandaient de toutes les façons plus de liberté. Il y avait donc un climat d’extrême nervosité.

Et la conférence de presse du ministre Schabowski?

Au début de la fameuse conférence de presse, le porte-parole du Politburö Günter Schabowski dit très clairement : « Nous sommes parfaitement au courant de ce que veut le peuple et le peuple désire voyager . Nous avons examiné la situation dans ce sens. » Puis il continua de parler plus d’une demi-heure avant de prendre les premières questions.

Il existait ce fameux projet de loi qui virtuellement aurait permis aux citoyens de l’Est de se rendre à l’étranger même s’il n’était encore effectif…

Le projet de loi que Schabowski a fait connaître était en réalité encore inconnu. Ce que l’on connaissait était une loi annoncée par Schabowski une dizaine de jours avant selon laquelle, les citoyens de RDA pouvaient voyager s’ils se munissaient d’un passeport et d’un visa. C’étaient des chose qui étaient clairement irréalisables dans un régime communiste, parce qu’obtenir un passeport était très difficile et obtenir un visa de sortie l’était encore plus voire impossible. C’était donc une farce de la propagande.

A un certain moment de la conférence de presse, vous avez posé au ministre Schabowski une question précise. Qu’elle était-elle exactement?

Ce que je lui demandai exactement fut ceci : « Monsieur Schabowski vous ne pensez pas avoir fait une erreur en promulguant la loi sur les voyages ? » Il répondit, très énervé : « Non, non, nous n’avons fait aucune erreur. » Il faut garder en tête que dans un régime totalitaire, accuser le porte parole du Politbüro, c’est à dire du plus grand parti du pouvoir du pays, d’avoir fait une grave erreur est une chose incroyable, c’est d’autant plus vrai qu’ensuite Schabowski me dit que je l’avais beaucoup énervé. De toute façon, après avoir répondu qu’il n’avait fait aucune erreur, il ajouta : « J’ai quelque chose à dire à ce sujet ». Il sortit une feuille de se poche et lut une annonce selon laquelle les citoyens de RDA pouvaient traverser les frontières en ne montrant qu’une pièce d’identité sans avoir fait de demande officielle aux autorités policières. Ce qui signifiait clairement, à mon avis, que le Mur était tombé.

Après cette incroyable annonce, vous lui avez posé deux autres questions à brûle-pourpoint. Lesquelles?

«C’est valable aussi pour Berlin-Ouest?» Il me répondit aussitôt: «Oui, pour toutes les frontières», puis je demandai: «A partir de quand?», Et lui répondit: «Pour autant que je sache, à partir de maintenant».

Que se passa-t-il durant les heures suivantes, après cette annonce en direct à la télévision?

La police des frontières n’avait eu aucune instruction, ainsi les choses n’avaient pas bougé et les frontières étaient fermées. Après la conférence de presse, et après avoir dicté les premières dépêches à Rome, je courus à la frontière la plus proche du centre de presse qui était la gare de Friederichstrasse, et là il y avait déjà une queue d’une centaine de personnes, peut-être un millier qui attendait de pouvoir passer à l’Ouest. Au même moment, il y avait des policiers qui disaient «  Stop, faites la queue si vous voulez mais pour le moment nous n’avons aucune instruction ». Ce qui arriva, c’est que parmi ceux qui attendaient, il y en eu un qui me reconnût de la conférence de presse et dît : « c’est lui, c’est lui ! » ; D’autres personnes se joignirent à lui, me fêtèrent, me portèrent et me prirent dans leurs bras avec enthousiasme, ce fut une expérience extraordinaire.

Les allemands de l’Est, s’étaient déjà rendu compte de la portée des déclarations de Schabowski, alors que le presse, comme les autorités a été longue à réagir…

Ce qui est surprenant, c’est que les gens avaient plus confiance en les paroles de Schabowski que les journalistes présents. Les citoyens de RDA se rendirent immédiatement compte de la portée de ces paroles, alors que mes collègues présents ne réagirent pas, c’est d’autant plus vrai que je fus le seul, chose incroyable, à téléphoner à l’ANSA pour dicter la dépêche « le Mur est tombé ». L’Ansa eu une avance de 31 minutes sur la concurrence. Mais je dois ajouter qu’à l’ANSA, comme m’ont raconté après les collègues, il y en a qui ont tout de suite dit « Riccardo est devenu fou ! » Mais heureusement pour moi, pour l’Allemagne, et peut-être pour le monde, ce n’était pas vrai, je n’étais pas devenu fou.

Et vos collègues allemands, comment ont-ils réagi?

Je crois que mes collègues allemands, ne crurent pas les paroles de Schabowski, parce qu’il y avait déjà eu des annonces de ce types qui s’étaient révélées n’être que des farces. Ils ne leur donnèrent aucune importance alors que pour moi elles furent claires dès le début. Je n’avais aucun doute, si j’avais eu le moindre doute, je n’aurais pas dicté par téléphone une telle nouvelle.

Est-il vrai, comme certains le disent, comme vous-même le laissez entendre dans une interview au «Corriere della sera» d’avril 2009, qu’en réalité cette question vous aurait été «suggérée»?

C’est l’histoire. Un collègue allemand d’un important quotidien, Die Welt, a écrit que tout ce que j’avais fait était un pur hasard. Un hasard la question, mais aussi mon sujet. Cela m’avait franchement irrité, c’est pour ça que je fis savoir que ce n’était pas un hasard et que je l’avais même préparé. J’étais à Berlin Est depuis onze ans et je m’étais constitué des sources haut placées qui me donnaient des informations sur leur « sensation » sur ce qui était en train de se passer. Je peux en citer deux : Klaus Gysi, ancien ministre de la culture et ancien ambassadeur de la RDA à Rome, à la fin également secrétaire d’état pour les question de l’église. C’était une personne très influente, un grand ami, une personne très cultivée, qui aimait la cuisine italienne et la grappa. Il est venu me trouver plusieurs fois et nous avons passé plusieurs soirées fort sympathiques. C’était une de mes sources. Il y avait aussi un journaliste qui s’appelait Günter Pöetzsche, directeur de l’agence est-allemande ADN. Avant la conférence de presse, il me téléphona pour me dire : « pose une question sur la liberté de voyager ». C’est ce que j’ai fait mais en d’autres termes puisque ma question portait sur l’erreur d’approuver une loi qui permettait aux citoyens de l’Est de voyager à l’étranger et non sur la liberté de voyage. C’est, comme dit dans le jargon journalistique anglais, un « tip », un mouchardage. Puis j’ai compris que ce même Pöetzsche ne savait pas et ne pouvait pas savoir ce qui arriverait et la portée de l’annonce. Même lui, ce soir-là, comme il me l’a raconté après, après avoir transmis qu’il y avait eu des allègements des lois sur la liberté de voyage était rentré chez lui et était allé au lit. Et il avait dormi tranquillement jusqu’au lendemain sans qu’aucun de ses collègues ne l’appellent car eux non plus n’avaient pas compris que le mur était tombé. Un autre journal allemand, ensuite, dit que j’avais été un instrument du régime en posant cette question. C’est un de ces ballons paradoxaux que l’ont peut renvoyer tout de suite en expliquant que ce n’est pas crédible qu’un régime ait besoin d’un question suggérée pour pouvoir faire une annonce aussi importante que la chute du mur.

L’histoire des coulisses de cette fameuse question est arrivée de nombreuses années après le dévoilement des faits. Il s’agissait seulement de protection des sources, ou, comme il a été dit des années après la chute du mur, de la crainte de possibles représailles?

Représailles, non. Il y a une base très simple mais aussi de fer à notre éthique de journalistes, on ne révèle pas nos sources à moins qu’elles ne t’en donnent l’autorisation Je n’en ai pas parlé tant que le pauvre monsieur Pöetschke n’était pas mort.

Cet article est probablement une des plus belles pages du journalisme italien même si vous êtes peut-être plus connu en Allemagne qu’en Italie…

Ca je ne le sais pas. Mais il y a une dernière donnée que je voudrais mettre en évidence. Si on devait se souvenir de moi, je ne voudrais pas que ce soit comme le journaliste qui posé la question car comme dans tous les cas, ce ne sont pas les questions qui comptent mais les réponses. Dans ce cas-ci, la réponse a été phénoménale est a changé le monde. Je voudrais par contre que l’on reconnaisse le fait que j’ai compris la réponse. Je l’ai comprise immédiatement. C’est peut-être le seul mérite que j’ai pu avoir.