La modestie de provincialiser l’Europe
Entretien de Giancarlo Bosetti avec le philosophe quebecois Charles Taylor 22 November 2006

L’histoire de l’Empire Romain qui sera racontée au Brésil du XXIIème siècle ou dans la Chine du XXVème siècle sera complètement différente de celle qui se racontait à Londres au cours du XVIII° siècle. Il est inutile de s’en prendre au relativisme, la vie des êtres humains sur cette planète se présente comme une réalité multiculturelle et historique. Taylor, philosophe canadien, catholique, était très près de Jean Paul II du point de vue culturel. Connu dans le monde entier pour les polémiques qui ont divisé “liberals” et “communitarians”, il était avec le Pape aux côtés de ces derniers. Son livre le plus récent est “Les imaginaires sociaux modernes” (traduit en Italie par Moltemi) et sur ce même sujet il a récemment tenu une leçon auprès de la Faculté de Sociologie de l’Université de Milan-Bicocca, dans le contexte des International Faculty Lectures dont le sujet était : “Démocratie et Transformations sociales”.

Votre pensée essaie de contraster la dimension monologique, “one-dimensional”, et propose une ouverture à la compréhension de l’autre. Quel est le fonctionnement de ce processus qui porte l’esprit à s’ouvrir vers d’autres dimensions?

Les institutions de n’importe quelle société ont besoin d’une compréhension partagée par les membres de cette société. Il ne s’agit pas nécessairement d’une théorie commune, mais d’une espèce de compréhension que l’on doit essayer de trouver en articulant, comme font les anthropologues. C’est ça l’imaginaire social, c’est tout ce qu’il faut comprendre ensemble pour pouvoir maintenir les institutions comme le vote, le choix qu’on fait dans les élections, comme les manifestations, par exemple, et ainsi de suite. Et c’est ce que j’essaie d’étudier dans le cas de la modernité occidentale : de quelle façon des imaginaires très spécifiques à la modernité occidentale se sont-ils développés à travers le temps?

Mais aujourd’hui sur la scène il n’y a pas seulement la difficulté ethnocentrique de ne pas réussir à comprendre, il y a plutôt des conflits, il y a la guerre. Alors, que faut-il chercher ? Nous allons avoir besoin d’une sorte de “bridge-thinking”, d’une pensée capable de construire des ponts. Que faut-il pour développer cette capacité?

Ce n’est pas une pensée qui peut faire ça, il s’agit d’une façon de procéder qui peut nous aider à obtenir ce résultat. Il nous faut comprendre les imaginaires sociaux d’autres civilisations et d’autres peuples. Et pour cela il faut être conscients que nos propres imaginaires ne sont pas les seuls possibles pour les êtres humains. Ce que nous voyons souvent c’est un auto-centrisme, c’est-à-dire la projection de notre propre imaginaire sur l’autre, comme si l’autre fonctionnait sur les mêmes concepts, les mêmes idées. De ce fait, l’autre a souvent l’air complètement immoral, parce que, tout en partageant notre même morale, il fait le contraire ! Toutefois, pour pouvoir comprendre la différence de l’autre il faut être conscient que notre propre imaginaire est très spécifique, que c’est quelque chose que nous avons développé à travers le temps, qu’il n’a pas été partagé par tous les hommes, dans toutes les époques, et c’est cette sensibilité pour la différence, pour ce qui est particulier chez soi et ce qui est différent chez l’autre, c’est cette sensibilité qu’il faut cultiver. Et ce que je cherche de faire dans ce livre, par exemple, c’est de faire en sorte que notre particularité – la particularité des occidentaux – soit claire à nos yeux, afin de réussir à nous rendre compte qu’ailleurs le choses sont souvent très différentes, que ce soit au Moyen Orient, que ce soit en Inde, que ce soit en Afrique. Et c’est là que commence le travail pour étudier, pour comprendre l’autre.

Mais pourquoi cette sensibilité est-elle plus ou moins accentuée dans les individus, dans les cultures, dans les époques historiques?

Je crois que la vertu la plus importante c’est l’humilité, c’est-à-dire la capacité d’accepter le fait que les autres ne sont pas comme nous, que nous n’avons pas de modèles universels, qu’il y a d’autres façons d’être des êtres humains, que la notre n’est qu’une façon parmi plusieurs autres. Et c’est cette humilité qui manque en Occident, parce que nous avons été la civilisation dominatrice pendant quelques siècles et nous avons encore des réflexes dans ce sens-là : c’est nous qui avons raison, c’est nous qui avons atteint le sommet du progrès et de la perfection humaine, les autres n’ont qu’à nous copier pour avancer. Et c’est ce manque d’humilité qui nous empêche de voir ce qui est souvent devant nos yeux, la différence des autres. Alors je crois que la vertu principale qu’il faut cultiver, c’est cette humilité.

Mais la capacité d’une compréhension réciproque entre différentes cultures dépendra-t-elle toujours de la volonté de ceux qui sont plus puissants?

Oui, ce sont les plus puissants qui représentent le danger dans ce cas ; ce sont eux qui peuvent souvent refuser de comprendre et qui ont la tentation de refuser de comprendre parce qu’ils croient d’avoir raison. Du moment où l’on est puissant, on domine, on croit qu’on a raison, c’est naturel pour les dominateurs de croire qu’ils ont raison. Et c’est pour cela que les occidentaux ont gardé ce défaut.. Mais lorsqu’on voit d’autres cultures très puissantes, comme la culture chinoise, on voit un peu la même chose : il y a chez les chinois un sentiment d’être au centre de l’univers et de voir un peu du haut en bas les autres cultures. Et je crois qu’une confrontation entre les américains et les chinois est à craindre au plus haut point, parce que ce sont deux peuples qui se croient le centre du monde.

Mais lorsque on ouvre un débat concret entre les cultures, on voit agir clairement les déformations du regard que l’Occident pose sur l’Orient (ce que Edward Said a nommé Orientalisme), un regard vicié par le colonialisme, l’impérialisme, le sens de supériorité, ainsi que les déformations du regard que l’Orient ou le Sud pose sur l’Occident (ce que Buruma et Margalit appelaient Occidentalisme), un regard vicié par le ressentiment post-colonial, par la frustration et par les complexes d’infériorité. Mais dans cette situation les choses ne peuvent pas du tout marcher, il nous faudra des siècles pour atteindre la parité et la lucidité nécessaires à une compréhension réciproque.

Dans ce cas l’unique remède c’est de trouver, dans chacune de ces civilisations, les personnes qui sont capables de dialoguer, de parler. Il faut prendre des contacts et se renforcer mutuellement, dans le but de mettre au pas nos extrémismes, parce qu’il est évident que les extrémismes existent dans les deux bords. Ce n’est pas du tout vrai que tous les musulmans pensent comme Ben Laden. Et il n’est pas vrai non plus que tous les occidentaux pensent comme Bush ou Berlusconi. Nous avons nos hommes sauvages et eux ont les leurs, et l’unique façon de les mettre au pas c’est d’arriver à prendre un contact, arriver à une compréhension mutuelle avec les gens avec qui nous pouvons dialoguer de l’autre côté. Mais la xénophobie est en train de creuser des fossés. La représentation de l’autre comme notre ennemi est un jeu bien plus facile à jouer que celui du dialogue. En effet, cette guerre de civilisation s’enclenche parce que de part et d’autre on convainc les gens que tous les autres sont contre nous, qu’il n’y a personne avec qui on peut parler de l’autre côté. C’est ce que Ben Laden essaie de faire dans le monde du Moyen Orient, et c’est ce que les extrémistes occidentaux essaient de faire en Europe et en Amérique : tous les musulmans sont fanatisés, tous les arabes sont contre nous. Ils répandent cette idée. Et à défaut de nous connaître mutuellement – nous qui voulons vivre ensemble dans les deux civilisations – nous donnons le pouvoir à nos extrémistes et nous nous acheminons directement vers une guerre affreuse, qui va créer des dégâts absolument inimaginables. Donc c’est ce genre de contact qu’il faut susciter. Parmi mes connaissances, parmi les arabes, etc., j’ai trouvé des gens extrêmement raisonnables mais qui se sentent à leur tour coincés par leurs extrémistes.

Vous parlez quelque fois de “ provincialiser ” l’Europe. Que voulez-vous dire avec cette expression?

Cela signifie que nous devons reconnaître que nous sommes une culture parmi d’autres. La provincialisation c’est exactement l’humilité dont je parlais tout à l’heure : l’Europe n’est pas universelle, l’Europe c’est une réalisation importante de l’histoire humaine, avec des merveilles, avec des côtés merveilleux, aussi bien que des défauts, mais ce n’est pas la réponse définitive, ultime, à l’énigme humain.

Mais l’Europe signifie aussi sécularisation et une certaine idée de liberté de l’individu. Comment peut-on éviter d’être livrés au relativisme qui n’est pas capable de distinguer entre liberté et absence de liberté, entre un régime libéral et un régime despotique? Comment peut-on éviter une situation dans laquelle on ne distingue pas clairement entre liberté et absence de liberté?

Je crois que tout le monde est capable de faire ça et que, à certains égards, tous les hommes désirent la liberté, mais il arrive qu’ils la définissent de façon différente. Lorsque nous avons à faire à des dictateurs qui prétendent servir la liberté je crois que personne n’est amené en erreur, personne n’est dupe. Prenons la Chine: quand le gouvernement dit qu’il assure la liberté des chinois, personne n’y croit. Quand les gens appuient le régime c’est parce qu’ils ont d’autres buts, c’est qu’ils sont très nationalistes ou bien ils veulent croître rapidement et ils acceptent qu’on sacrifie la liberté. Mais je crois que ni les allemands sous Hitler ni les russes sous les soviétiques ont cru qu’ils étaient libres. La liberté est un bien très important mais on n’est pas tellement distants les uns des autres lorsqu’on vient à la définir. Evidemment il y a des différences importantes à régler parmi les peuples, par exemple le rapport de la liberté avec la religion, mais il y a assez d’éléments en commun pour pouvoir ouvrir un dialogue avec des gens d’autres civilisations, sur les libertés, sur les meilleures façons de l’assurer.

Mais je veux dire qu’on ne peut pas livrer toute la culture politique, ce que l’on peut considérer l’héritage des Lumières, et le concept-même de démocratie, si vous voulez, comme s’il s’agissait de quelque chose d’ethnocentrique. Par exemple, les droits des femmes, ou le droit de la presse d’opposition sont des caractéristiques universelles d’un genre de culture politique et des droits que nous aimons, mais pas seulement nous les européens en tant que province…

Et la plupart des gens les aiment aussi, c’est clair. Par exemple il y a certains droits que nous appelons fondamentaux, qui ont été développés d’une certaine façon en Europe mais qui n’ont toutefois pas été importés uniquement par les européens. Prenons par exemple la démocratie : nous l’avons reçue des grecs et nous l’avons développée davantage, mais quand on voit la démocratie qui se développe dans l’autre partie du monde, par exemple en Inde, on se rend compte que ce n’est pas la copie absolue de la nôtre. On voit que ça ce fait par d’autres façons, par un autre cheminement, avec d’autres institutions, avec un autre processus politique, et c’est là qu’il faut l’humilité. Je crois que la démocratie est une valeur universelle, d’accord, mais elle va être réalisée de différentes façons dans différentes civilisations, et nous devons respecter ces diversités. Quand ce respect manque on en arrive à des politiques comme celle de George Bush qui, en effet, dit : “Nous les américains nous avons la réponse dernière de la démocratie, nous allons l’imposer partout ”. Et ceci mène à des désastres absolument terribles. Tandis que lorsqu’on voit la démocratie réussie, par exemplee au Japon, en Inde, c’est toujours en tenant compte d’une différence culturelle considérable, en partant de leurs traditions, de leurs institutions, de leur façon de faire. Et c’est comme ça qu’on peut vraiment universaliser certaines de ces valeurs-clé. Ce n’est pas en imposant les formules qui ont été développées en Europe. C’est exactement cela que je voudrais éviter. Mais ceci n’empêche pas que l’on puisse constater, à la fin de tout ça, qu’à travers toutes les civilisations nous avons quand même des valeurs communes profondes, bien que leur réalisation soit différente.

Parmi ces principes universels y a-t-il aussi la sécularisation ou, du moins, un certain degré de séparation entre religion et politique?

Cela dépendra des situations. Il y a certainement une liberté religieuse qui est très importante et ce qui est très important également c’est qu’il y ait une égalité entre les gens de différentes convictions. Maintenant, est-ce que cela va se réaliser avec une séparation de l’Eglise et de l’Etat, est-ce qu’on aura un régime comme celui que Gandhi et Nehru ont essayé de bâtir en Inde, où il n’y a pas de distance entre politique et religion mais où il y a un accord profond sur l’égalité et le respect mutuel ? Est-ce que cela va se réaliser avec un système laïciste à la française ? Il y a plusieurs formules possibles. Il ne faut pas absolutiser une formule occidentale particulière, soit-elle américaine ou française.

Vous savez qu’il y a un débat dans le monde islamique à propos de la sécularisation…

Il y a un débat déjà engagé, mais il est difficile de le continuer avec cette mobilisation fanatisée et un peu chauviniste, mais il y a déjà eu un débat : comment réaliser le principe coranique? Il n’y a pas de compulsion en religion, on ne devrait pas contraindre les gens; comment peut-on réaliser un respect mutuel pour différentes familles religieuses? Ces principes ont eu une certaine réalisation dans l’histoire de la civilisation islamique et il y a des gens, dans le monde musulman, qui voudraient en faire autant aujourd’hui. Et voilà qu’ils vont à l’encontre de ceux qui veulent faire une guerre de religion.

Sur ce chemin il y a ceux qui appuient le rôle de la sécularisation en tant que telle et ceux qui sont en faveur du rôle du réformisme religieux, ceux qui affirment que dans l’histoire de l’Europe il n’y aurait pas eu de sécularisation s’il n’y avait pas eu une réforme de la religion.

Je crois que cela a été souvent le cas dans la plupart des situations. Aux Etats Unis par exemple, il y a eu un développement parallèle d’une certaine réforme religieuse et de ce qu’on pourrait appeler un régime séculier. Il n’y a que le cas français qui a vu l’effort d’établir un régime séculier contre la religion. Dans la plupart des cas ceci a été fait en harmonie avec certaines conceptions religieuses.

Vous pensez qu’on puisse arriver à des points de vue communs, par exemple à propos du terrorisme, alors que il y a la tentation, avec le soutien de certains anthropologues comme Jack Goody et d’autres, de le definir comme “résistance”, dans la mesure où on le regarde de l’autre côté.

Oui, je crois que quand les passions et le sentiment d’injustice sont très forts les gens ont du mal à classifier certains acteurs comme terroristes, mais au fond d’eux mêmes ils savent que c’est du terrorisme et ce qu’ils veulent dire c’est que vous autres vous les avez provoqués au point où ils ne pouvaient pas faire autrement. Alors ce n’est pas vraiment un désaccord sur la définition de terrorisme, c’est un désaccord sur la responsabilité de chacun dans certaines situations de guerre actuelles. Pour les palestiniens, tous ces gens-là qui se sont portés soit-disant martyrs, ont été provoqués de façon affreuse par une oppression, par des actes de violence de la part des israéliens, appuyés par les américains. Il y a cette colère terrible. Alors, comment apaiser cette colère ? Ceci peut se faire dans la mesure où l’on prend certaines initiatives pour arriver à un accord. Par exemple, si on commence à suivre la “Road Map” pour la paix au Moyen Orient, vous verrez que cette immense colère s’apaisera. La grande question qui se pose est si l’Occident, et surtout si les Etats Unis, ont la volonté de forcer les deux partenaires, et surtout Israël, à en venir à la table des négociations et à négocier. Une fois qu’on en arrive à des progrès là-dedans, il n’y aura plus personne qui dira “ cet acte-là n’est pas un acte de terrorisme ”. Prenez par exemple l’Irlande du Nord. Il y a vingt ans la colère grondait et il y avait beaucoup de gens chez les catholiques qui appuyaient l’Ira et d’autres gens chez les protestants qui appuyaient les militants. Mais maintenant ce n’est presque plus le cas.

Et qu’est-ce qui a fait la différence?

Ce n’est pas une différence philosophique, c’est qu’un sentiment de colère et d’injustice très forte a été apaisé parce qu’on a pris certaines mesures pour régler le différend. Et c’est ça qu’il faut faire. Ce n’est pas une différence philosophique. Oui, il y a une différence philosophique avec les extrémistes, avec les fanatiques, avec Ben Laden, mais avec la grande majorité des musulmans du Moyen Orient nous n’avons pas vraiment de différences philosophiques sur le terrorisme. Il y a d’autres éléments qui sont en jeu dans cette histoire. Il faut guérir là où la plaie existe, et pas ailleurs.

Mais comment définiriez-vous la capacité de certains individus d’aller avec leur pensée, avec leur imagination, au-delà des conflits en cours? Je pense à Mandela, à Martin Luther King, à Gandhi? Comment peut-on définir cette capacité qui appartient seulement à un petit nombre de personnes?

C’est difficile à définir, mais tout le monde la reconnaît quand on la voit. Dans presque tous ces cas-là ce n’est pas un accident, c’est une vision religieuse, c’est une vision de l’être humain qui dépasse les simples loyautés de tribu ou de groupe, parce que nous sommes tous des enfants de Dieu, et je crois que dans presque tous les cas que nous pouvons mentionner il y a cette vision universaliste qui a, en l’occurrence, des bases profondément chrétiennes, dans le cas de Mandela, de Tutu et de King, et dans le cas de Gandhi des bases hindoues et chrétiennes, parce que les bases de la pensée de Gandhi étaient très variées. Ce sont des visions de ce genre qui permettent à des gens de se hisser au-delà de ces différences de plan, de nation, et de ces ressentiments d’injustice séculaire.

Cette interview a été publié, en italien, par le quotidien La Repubblica et par la review Reset