«L’école doit avoir une morale plurielle et non religieuse»
Philippe Borgeaud interviewé par Marco Cesario 16 July 2009

La proposition de donner au cours de religion le même statut qu’un cours d’éthique dans les écoles publiques à Berlin a été sanctionnée lors du referendum du 26 Avril dernier, en Allemagne. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Premier point, je ne sais pas ce qu’on appelle « cours de religion ». En tant qu’historien des religions, la définition de « cours de religion » me paraît ambigüe. Je n’arrive pas à savoir s’il s’agit d’un cours sur les religions ou si c’est un cours où on introduit les religions au sein de l’enseignement. Le second point qui complique un peu les choses est que je ne vois pas le rapport avec l’éthique. Veut-on une éthique universelle ? Veut-on proposer un éventail un peu déroutant de la multiplicité des visions du monde ? Je ne comprends pas cet amalgame entre ce qui serait un enseignement de type historique et anthropologique sur les phénomènes religieux et un enseignement éthique qui est d’un autre ordre.

Ethique séculaire et religion. Le débat est pourtant ouvert. Faudrait-il intégrer les deux aspects dans une même formation de type publique?

Ce qui serait souhaitable, c’est une formation sur l’histoire des religions mais pas à n’importe quel niveau. Mon avis personnel, est que ce n’est pas nécessaire de donner cette formation à des élèves de 7 ou 8 ans. Il faut leur apprendre à vivre ensemble avec les différences. Cela est très important. Je vois bien qu’il existe quand même la nécessité d’introduire des cours un peu citoyens qui permettent de faire de la classe un espace de pensée libre où l’on peut débattre des différences. De ce point de vue, l’histoire des religions pourrait être un allié précieux. Mais pas les religions. A mon avis ce n’est pas bon d’introduire un catéchisme pluriel au sein de l’école. Il faut regarder ces choses-là avec un regard un peu lointain, comme disait Levi Strauss. Et si ce regard un peu lointain, on arrive à le faire passer dans les écoles, cela est une bonne chose. Tout cela permet de regarder l’autre avec une certaine tolérance et à mieux comprendre l’autre dans sa différence. Au contraire, introduire une pluralité de catéchismes au sein de l’école me paraît une idée dangereuse.

Les acquis des religions du point de vue historique peuvent-ils intégrer la formation publique dans les écoles ? 

Ce qui est intéressant ce sont les acquis de l’humanité quand elle pense à l’action des religions. Cela est une réflexion sur l’histoire. On peut réfléchir sur les croisades, sur les bûchers, sur les grands courants mystiques. Mais je ne pense pas que les religions en tant que tel doivent nous amener de la morale dans les écoles. L’école doit avoir une morale plurielle et non religieuse.

Parlons brièvement de la situation en Suisse. Au niveau de l’enseignement de la religion dans les établissements publics, la Suisse est un modèle car elle présente une grande variété d’exemples.

Oui, cela est vrai. La Suisse est un monde en soi. C’est un microcosme avec toutes les diversités de l’Europe. Il y a des cantons où il n’y a pas de séparation entre la religion et l’Etat, des cantons où ces deux-la sont complètement séparés. Quant à l’enseignement soit des religions soit du phénomène religieux, c’est extrêmement varié. Genève, par exemple, est un cas particulier où l’on a maintenu une laïcité presque totale jusqu’à maintenant mais on parle déjà d’introduire un enseignement sur le fait religieux. Par contre ce type d’enseignement existe dans les cantons voisins par exemple à Neuchâtel, dans les cantons du Vaux, dans le Valais sous des formes différentes à chaque fois.

En France on parle souvent de ‘laïcité positive’ comme une défense des valeurs républicaines et constitutionnelles. Mais les communautés considèrent parfois la laïcité comme une forme d’idéologie étatique qui effacerait la spécificité du patrimoine religieux. Peut-on comprendre l’histoire, l’art, la philosophie sans une connaissance adéquate de la religion ?

Je pense que l’on ne peut pas connaître l’histoire sans connaître les religions. Mais connaître les religions ça ne veut pas dire les pratiquer. D’ailleurs on ne peut pas pratiquer plusieurs religions à la fois. Il s’agit d’une connaissance d’observateur, une connaissance anthropologique, une connaissance scientifique. Le regard anthropologique est un regard d’astronome, cela veut dire regarder les choses à distance, avec sympathie et sans animosité. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de pénétrer intimement dans les différentes traditions religieuses pour les comprendre. S’extérioriser par rapport à une tradition religieuse est un grand pas en direction de la tolérance. Mais il s’agit d’un exercice délicat et compliqué.

En passant au contexte européen, le discours se fait encore plus délicat. Les références aux racines chrétiennes de l’Europe dans le traité constitutionnel ont soulevé un tollé de la part des intellectuels, des hommes politiques et des défenseurs de la laïcité. Et pourtant, au niveau européen, le problème existe. Faudrait-il ouvrir un débat public et concevoir également des directives européennes à ce niveau-là ?

Même au niveau européen, les écoles ne devraient pas être des lieux de diffusion des religions mais uniquement des plateformes de diffusion du savoir. Et de savoir sur les religions aussi. Ile ne faut surtout pas que les religions deviennent un sujet tabou et que l’on ne puisse pas en parler au niveau scolaire. A l’école on devrait pouvoir parler de tout. L’école doit être considérée comme un espace de liberté et de réflexion. La sphère religieuse elle-même est une chose que l’école doit analyser et comprendre mais qu’elle ne doit pas introduire en son sein.

L’émergence de faits religieux (la formation des imams par exemple) peut provoquer des contrastes entre les communautés et les pouvoirs publics. Ces derniers, et l’éducation publique également, ne laissent-ils pas une partie de la société sans repères en l’absence de toute information ?

Cela est un problème qui se pose mais ce n’est pas au niveau scolaire qu’il faut le régler mais au niveau universitaire. Il y a un désir de formation universitaire. C’est une question qui se pose aussi pour les théologiens catholiques ou protestants. Ça me paraît tout à fait positif par exemple qu’un prêtre connaisse aussi le grec et l’hébreu et l’histoire. Il y a une forme de savoir que l’université peut dispenser. Quant au fait d’introduire le même type de formation pour les imams si j’étais musulman je préfèrerais que mon imam soit cultivé et formé dans un établissement universitaire, pas seulement privé mais publique. J’aimerais qu’il ait une connaissance aussi des appareils critiques et historiques.

La formation des cadres religieux pourrait être ainsi accompagnée d’une information sur les principes de la laïcité, sur la constitution, sur les valeurs républicaines mais aussi sur la méthode scientifique et historique…

Ca me paraît fondamental que quelqu’un qui est appelé à communiquer avec de nombreuses personnes et à enseigner des choses religieuses ait une formation minimale en ce qui concerne les pratiques sociales et intellectuelles qui sont les nôtres. L’enseignement doit considérer tout cela. Mais il faut savoir qu’il y a aussi des athées ou simplement des indifférents. Il faudrait que l’enseignement tienne compte de tout cela et ne fasse pas de privilèges. Il n’y a pas de privilégiés dans le champ religieux de l’enseignement mais il ne faut pas non plus l’ignorer. 

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